La libre obligation

Xavier Vasques
8 min readNov 19, 2021
Photo by Annamária Borsos

Extrait Le Contrôle du Neurone, Xavier Vasques

Des électrodes peuvent modifier nos états mentaux, mais l’activité de l’esprit ne laisse pas non plus nos neurones inchangés. Dans notre vie de tous les jours, nous avons cette sensation d’être libres de nos décisions. Cette liberté n’est pas obligatoirement accompagnée d’une sensation de légèreté. Cette liberté peut au contraire venir nous angoisser, torturer, tourmenter. Nous sentons en nous non pas une légèreté, mais un poids sur nos épaules. Nous savons au fond que nos choix sont de notre responsabilité. Certes, nous faisons face à quelques contraintes, mais nous sommes ce que nous sommes en tant qu’êtres humains, car les décisions que nous prenons nous déterminent. En effet, l’enchaînement de nos décisions au cours de notre vie a forgé ce que nous sommes aujourd’hui. Il semble qu’il n’y ait que nous qui avons le pouvoir de décider de manger, ou pas, le gâteau exposé dans cette magnifique vitrine d’une boulangerie du sud de la France. Plusieurs raisons orientent notre choix. Nous imaginons le bon gâteau dans notre bouche. Nous anticipons le plaisir qu’il va nous procurer. Il n’est pas encore dans notre bouche que nous salivons déjà. En parallèle, il y a ce mini « nous », au-dessus de notre épaule, avec une auréole au-dessus de sa tête, qui nous dit : « Non, ne craque pas ! C’est mal de se faire plaisir ! tu dois faire du sport, tu dois faire attention à ta santé, tu dois… tu dois… tu dois… il faut… il faut… » Quelle schizophrénie ! Le cerveau est en train de peser le pour et le contre pour prendre sa décision.

Lorsque nous avons peur et qu’un mécanisme de protection s’enclenche, suis-je bien maître de ma décision ? Qui est la peur ? Est-ce moi ? Qu’est-ce qui me pousse à dire oui ou non ? Nous prenons un nombre inimaginable de décisions au cours de notre vie. Elles ont plus ou moins d’importance. Si je prends une glace à la vanille plutôt qu’à la fraise, les conséquences ne seront probablement pas très significatives à moins que l’on se réfère à la théorie mathématique du chaos. Mais est-ce que je suis vraiment libre quand je choisis la vanille ? Jean-Paul Sartre affirmait que nous sommes condamnés à être libres[1] [2]. Jean-Paul Sartre nous met devant nos responsabilités et estime que toute décision ou non-décision, de la plus insignifiante à la plus importante, est un choix, l’expression de notre liberté et l’homme est condamné à l’exercer. Notre existence est la somme de nos décisions et le résultat de cette somme détermine qui nous sommes. Nous faisons donc preuve de libre arbitre, c’est-à-dire notre capacité en tant qu’êtres humains à agir et penser et par conséquent nous déterminer librement. Le libre arbitre s’oppose au déterminisme ou au fatalisme qui « affirment que la volonté serait déterminée dans chacun de ses actes par des “forces” qui l’y nécessitent »[3]. La sensation d’être libre lorsque nous prenons une décision est pour Baruch Spinoza un mirage. Cette illusion de liberté n’est qu’une croyance, car elle suppose que nous échappions aux lois de la nature[4]. Pour Spinoza, notre liberté peut se résumer à ne pas subir nos passions et nos affects. Pour ne pas les subir, nous devons nous donner comme objectif de mieux comprendre ces derniers pour agir pleinement. Spinoza illustre cette notion à travers l’exemple d’une pierre qui roule, d’un « enfant qui croit désirer librement le lait », « un jeune garçon irrité vouloir se venger s’il est irrité, mais fuir s’il est craintif » ou un ivrogne qui « croit dire par une décision libre ce qu’ensuite il aurait voulu taire »[5] :

« Cette pierre, assurément, puisqu’elle n’est consciente que de son effort, et qu’elle n’est pas indifférente, croira être libre et ne persévérer dans son mouvement que par la seule raison qu’elle le désire. Telle est cette liberté humaine que tous les hommes se vantent d’avoir et qui consiste en cela seulement que les hommes sont conscients de leurs désirs et ignorants des causes qui les déterminent. »

L’être humain a conscience de ses décisions, mais pas des causes qui les déterminent. L’être libre, c’est celui qui comprend avec sa raison pourquoi il agit, c’est-à-dire par la seule nécessité de la nature, et qui sait qu’il n’a pas de libre arbitre. Baruch Spinoza rejette alors l’hypothèse du libre arbitre, parlant plutôt de « libre obligation ». S’opposent alors la condamnation à être libres et la libre obligation. La question du libre arbitre est une question difficile qui se décline dans une très grande variété de formes : nous sommes contraints parce que nous avons hérité de nos ancêtres notre patrimoine génétique, nos lois, ou notre environnement socioculturel. La loi nous pousse à faire ou ne pas faire. La coercition sociale nous pousse à adopter certains comportements pour ne pas être exclus du groupe. Selon Nietzsche, la majorité des phénomènes ne sont pas conscients. Dans Fragments posthumes[6], Nietzsche nous explique que nous allons naturellement vers nos désirs, mais que ces derniers ne sont pas décidés par nous-mêmes de façon consciente, ils sont là, en nous, malgré nous. Nous ne faisons finalement que leur obéir. À quel point notre volonté est-elle libre ? Est-ce que nos choix conscients sont guidés par notre propre volonté ou est-ce juste une illusion ?

Les neurosciences ont étudié ces questions en analysant l’activité du cerveau et la prise de décision consciente et non consciente. Des études montrent que la prise de décision est faite par le cerveau avant même que nous en ayons conscience. Cela pourrait supposer que nous ne sommes pas maîtres de nos décisions. Les neurosciences peuvent peut-être nous redonner une définition du libre arbitre qui peut être une décision consciente issue d’un processus déterministe et inconscient. Une étude publiée par John-Dylan Haynes et son équipe en 2008 dans Nature Neuroscience[7] montre que notre cerveau commence à préparer une décision à venir bien avant qu’elle ne soit prise consciemment. Une décision peut être prise et inscrite dans l’activité de notre cortex préfrontal et pariétal jusqu’à 7 secondes avant même qu’elle ne pénètre notre conscience. Sept secondes, c’est une éternité ! Cette étude vient confirmer les intuitions des chercheurs qui s’étaient déjà penchés sur le sujet comme en 1985 où Benjamin Libet du département de physiologie de l’université de Californie[8] a enregistré l’activité électrique du cerveau, à l’aide d’un électroencéphalogramme, de sujets qui devaient prendre une décision : appuyer sur un bouton dès qu’ils sentent qu’ils doivent le faire. Benjamin Libet a montré que la décision consciente d’appuyer sur le bouton était précédée d’un signal électrique de quelques centaines de millisecondes, 350 millisecondes pour être précis, de l’aire motrice supplémentaire. Cette étude de Benjamin Libet a été très critiquée pendant plusieurs décennies à cause de sa méthode de mesure, mais aussi parce que cette activité enregistrée était, pour d’autres, due à une préparation générale au mouvement plutôt qu’à la décision elle-même. Avec nos connaissances actuelles sur le mouvement et les nouvelles techniques comme l’imagerie par résonnance magnétique fonctionnelle, John-Dylan Haynes a amélioré la méthode. Les sujets devaient appuyer librement sur un bouton actionné par l’index droit et un autre par l’index gauche. La méthode permet, selon des modèles d’activité de notre cerveau, de bien distinguer ce qui relève du mouvement de déplacement de la main droite ou gauche de ce qui relève de la décision. Les chercheurs ont pu prédire le choix que feraient les sujets avant même qu’ils en soient conscients. En 2011, Itzhak Fried a reproduit la même expérience que Benjamin Libet, mais en utilisant des électrodes qui étaient implantées dans le cerveau de sujets souffrant d’épilepsie pour détecter les foyers de début de crise[9]. En enregistrant directement les neurones à l’intérieur du cerveau, Itzhak Fried a détecté une activité d’environ 1,5 seconde avant que le sujet soit conscient de sa prise de décision d’appuyer sur un bouton. Les chercheurs étaient capables de prédire 80 % des décisions et 700 millisecondes avant que le sujet en ait conscience.

Si l’on prend ces résultats tels quels, l’hypothèse déterministe n’est pas loin de se confirmer. Nos décisions sont le résultat d’un processus physico-chimique déterminé par d’autres processus physico-chimiques en cascade. Mais n’allons pas trop vite. Benjamin Libet enregistre une activité électrique dans certaines zones du cerveau, John-Dylan Haynes détecte des variations d’oxygénation ainsi que le flux sanguin lié à l’activité neuronale et Itzhak Fried enregistre un groupe de neurones. Tout cela pour une action très spécifique, celle d’appuyer sur un bouton, de façon spontanée. Les sujets ont tendance à éviter de penser afin d’être totalement concentrés sur cette action spécifique. Tous les jours, nous prenons des décisions complexes qui demandent réflexion, débat ou changement d’avis bien loin de la simple action d’appuyer sur un bouton. Ce processus décisionnel non conscient fait partie de nous, ce que nous sommes, avec notre expérience, notre patrimoine, notre culture, notre éducation ou l’environnement dans lequel nous vivons. Si nous devions maîtriser tous ces processus de manière consciente, nous prendrions peut-être les mêmes décisions que de façon non consciente. Dans certains cas, nous sommes aussi une pathologie où il est clair que nous ne sommes pas maîtres de nos décisions. La prise de décision est un processus physico-chimique dans le cerveau au même titre que les processus physico-chimiques du mouvement. Par exemple, les personnes atteintes de dystonie ou de la maladie de Parkinson ont des mouvements anormaux, c’est-à-dire non décidés ou désirés. Les patients désirent plus que tout arrêter ces mouvements incessants, ces contractions musculaires douloureuses et handicapantes. Mais ils ne sont pas en mesure de le faire. Dans le cas précis de la maladie de Parkinson, la raison est physiologique, car il existe une dégénérescence de neurones dans une zone du cerveau qui s’appelle la substance noire. Ces mouvements anormaux peuvent être plus ou moins contrôlés par des électrodes que l’on implante dans le cerveau[10]. On peut donc à l’aide de cette technique, contrôler les mouvements non désirés comme certains états psychiatriques où le contrôle échappe. Les électrodes permettent dans le cadre de certaines maladies du mouvement d’avoir des résultats spectaculaires avec des patients entrant à l’hôpital avec de terribles souffrances et sévèrement handicapées repartir en poussant eux-mêmes leur fauteuil.

[1] J.-P. Sartre, L’existentialisme est un humanisme.

[2] J.-P. Sartre, L’Être et le Néant.

[3] Wikipédia, Libre arbitre.

[4] B. Spinoza, L’Éthique.

[5] B. Spinoza, Lettre à Schuller.

[6] F. Nietzsche, Fragments posthumes

[7] Soon C. S. et coll., Unconscious Determinants of Free Decisions in the Human Brain, Nature Neuroscience, 2008.

[8] B. Libet, Unconscious Cerebral Initiative and the Role of Conscious Will in Voluntary Action, The behavioral and brain sciences, 1985.

[9] I. Fried, R. Mukamel et G. Kreiman, Internally Generated Preactivation of Single Neurons in Human Medial Frontal Cortex Predicts Volition, Neuron, Feb 10, 2011; 69(3): 548–562.

[10] Vasques X, et al. Stereotactic Model of the Electrical Distribution within the Internal Globus Pallidus During Deep Brain Stimulation, J Comput Neurosci, Feb 2009 ; 26 (1) : 109–18.

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Xavier Vasques

CTO and Distinguished Data Scientist, IBM Technology, France Head of Clinical Neurosciences Research Laboratory, France